Identité

Breton et sexualité : pas qu’une histoire de tabous

Quand il s’agit de parler de sexualité, un cliché veut que la langue bretonne soit taboue, voire puritaine. Si cette absence de mots s’explique par une culture pudique, ce n’est pas pour autant qu’ils n’existent pas : le temps ou l’interdiction du breton ont pu les perdre. De la libération sexuelle des années 1960 à aujourd’hui, dessinateurs, réalisateurs ou comédiens ont voulu se les réapproprier.

« Tout semble se passer comme si la Bretagne était un no man’s land sexuel, alors que la réputation du Français, aussi moyen soit-il, est d’être une épée au jeu de l’escrime amoureuse » . Par son avant-propos dans son Petit dico érotique du bretonMartial Ménard, linguiste en langue bretonne décédé en 2016, donne de la voix à une question souvent peu posée. Ne manquerait-il pas des mots pour parler de sexualité en breton ? Les représentations historiques de la société bretonne donnent l’image d’un peuple paysan et rude, et Martial Ménard ne le dément pas : « Les Bretons », écrit-il, « c’est le moins que l’on puisse dire – ne portent pas la réputation d’un peuple paillard »

C’est aussi la question que s’est posé Roland Thépot dans son documentaire de 2011 dont le titre – Breizh Erotik – ne se veut pas aussi provocant qu’il en a l’air : « Il a vu que la société bretonne était un peu coincée sur la sexualité », raconte Goulwena Le Henaff, comédienne et présentatrice d’émissions en breton sur France 3 qui a prêté sa voix au documentaire.

Yann Herle Gourves, qui travaille avec Goulwena, est plus nuancé : « Je ne généraliserai pas cela à la langue bretonne. Ceux qui défendent la langue bretonne, je les trouve un peu trop pudiques, contrairement à ceux qui ont hérité de cette langue parce que c’est celle de chez eux ». « Il ne faut pas se fier aux apparences », rajoute Olier Ar Mogn, directeur scientifique à l’Office public de la langue bretonne. 

Goulwena Le Henaff et Yann Herle Gourves, en tournage à Perros-Guirec pour leur émission en breton sur France 3.

Derrière les tabous, les métaphores et les images 

Ce rapport pudique au corps et aux autres n’est pas sans conséquence sur la langue : « Pour en parler, c’est vrai qu’il n’y a pas grand-chose : il y a des chansons grivoises avec des choses un peu grasses, mais ça existe très peu dans la littérature », regrette Goulwena. « Aozhañ krampouezh » – « faire des crêpes » –, sous-entendu « faire l’amour », en est un exemple. Pour parler de sexualité, il semble que le breton ait dû dépasser les mots. 

Pour Vincent Dubois, bibliothécaire à la maison de la culture bretonne Ti Ar Vro à Cavan, c’est un langage « beaucoup plus poétique, qui fait appel à des images, des périphrases, même si le vocabulaire n’est pas aussi riche », concède-t-il, à l’image du titre d’un autre dictionnaire de Martial Ménard, Alc’hwez bras ar baradoz vihan – La grande clé du petit paradis. En faisant appel à des éléments parfois très prosaïques du paysage breton on pourrait voir-là une nouvelle forme de pudeur. 

Pour Goulwena, « c’est peut-être plus facile car ça met une distance, mais il n’y a pas d’implication personnelle ». Olier Ar Mogn précise quant à lui que ce n’est « pas que le propre de la langue bretonne », et que l’on peut retrouver ces procédé imagés en gallois ou en français populaire. 

Si tous se mettent d’accord sur le rôle qu’a pu jouer l’Église dans la construction des tabous de la société bretonne, reste que leur origine n’est pas clairement identifiée. Encore une fois, les mots semblent manquer. Goulwena rappelle l’interdiction du breton durant la révolution industrielle : « Si les femmes ne s’autorisaient pas à parler à leur bébé dans la langue qu’elles connaissaient le mieux, elles n’ont donc pas pu transmettre certains mots ou certaines émotions. Et après, la chaîne est cassée », conclut-elle. 

« Dire les choses, c’est aussi les faire exister », rappelle le documentaire Breizh Erotik : et l’inverse est vrai aussi. « Comme ça n’a pas été transmis, c’est vrai que les nouveaux locuteurs n’ont pas ce vocabulaire-là », admet Olier Ar Mogn, qui s’interroge : « Est-ce que ces tabous sont liés à la société bretonne ou à la société paysanne ? ».  Le cliché d’une société bretonne aura pu alors s’installer et perdurer, cette dernière ayant elle-même souffert d’un retard de développement au XXe siècle en France. 

Vincent Dubois, en plus d'être bibliothécaire à Ti Ar Vro à Cavan, enseigne aussi le breton dans les écoles. Il a appris le breton à son arrivée en Bretagne à 18 ans.

Des difficultés de trouver les mots à la difficulté de se construire

La question était pourtant bien posée par Ninnog, traductrice des Monologues du vagin dans Breizh Erotik : « Si cette langue n’en parle pas, est-ce qu’elle permet de vivre entièrement ? Je ne suis plus sûre ». Car si on ne dit pas les mots, « ça peut être plus compliqué pour construire sa personnalité, sa vie », raconte Goulwena : « Jusqu’à un certain moment, je n’ai pas été à l’aise avec mon corps […]. Si on ne nous donne pas les clés, il nous manque quelque chose, forcément ».

Yann Herle, lui, témoigne d’une toute autre histoire avec les mots : « Personnellement, j’ai toujours entendu des choses liées au sexe dans ma famille. Mon père est quelqu’un qui en parle assez ouvertement, et ça se faisait en breton parce qu’il ne m’a jamais adressé la parole en français. Tous ces mots-là, je les avais ».  

Si les mots ont pu parfois se perdre, ce n’est pas pour autant qu’ils étaient absents du vocabulaire breton : « Les mots existent », témoigne Goulwena, « Ils n’ont pas été utilisés et transmis donc il se sont perdus, mais il faut se les réapproprier ».  À l’image de forzh ou kalc’h, qui désignent les sexes féminins et masculins. 

Et réintégrer ces mots dans l’usage quotidien de la langue bretonne passe d’abord dans les relations avec les autres : « J’ai essayé dès le début de l’exprimer et de le verbaliser avec mes enfants pour qu’ils se sentent à l’aise avec ça, de rattraper le temps perdu en quelque sorte ».

Aller contre cette pudeur se révèle être un effort permanent : « Je vois que pour ma fille, je n’ai pas encore utilisé le mot soutien-gorge, alors elle utilise le mot en français. Je me rends compte qu’il faut que je l’introduise dans son vocabulaire pour qu’elle ne bute plus dessus », raconte-t-elle. 

Parler de sexe en breton, une démarche récurrente ?

Le propre d’une langue étant de muter perpétuellement, la publication de la revue Yod Kerc’h dans les années 1970, « bouillie d’avoine » a joué le rôle d’électrochoc, accompagnant le « revival » de la langue bretonne évoqué par Martial Ménard et la période de libération sexuelle. 

Ce journal « un peu culte » pour Goulwena, le « Charlie Hebdo » breton pour d’autres, voit des dessinateurs comme Tudual Huon réemployer des images et des termes qui n’étaient alors plus employés dans la culture bretonne. « Ça a permis de retrouver de vieilles expressions, qui datent parfois de plusieurs siècles », explique Vincent Dubois.

Comme l’emploi du mot binioù pour désigner le sexe masculin dans la pièce de théâtre Amourousted un den kozh de 1647 : « Hag e staotit tout a-hed ho potoù / Rak ho pinioù zo dija mouzher » – « Et vous pissez tout le long de vos bottes / Car votre biniou est déjà boudeur ». « Ça reste un humour assez gras », pointent Goulwena et Yann Herle. 

De la même manière, Yann Herle a été à l’initiative de sketchs « tendancieux en breton […] dans l’idée de brusquer la langue bretonne qu’on considérait être dans un carcan un peu trop sage. On voulait la désacraliser ». Ne serait-ce alors pas une répétition de l’histoire ? « À l’époque, on avait l’impression de faire des choses révolutionnaires, mais chaque génération, à peu près au même âge, s’attaque aux mêmes choses. Je crois que c’est un besoin à un moment donné ».

Si le breton est une langue en perte de locuteurs et de souffle, Yann Herle assène : « Il ne faut pas oublier de la faire vivre sous tous ses aspects ».

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